Espagne(s)

Cancionero judéo-espagnol et chansons populaires espagnoles.
Claire Zalamansky interprète une Espagne plurielle, chrétienne, juive et musulmane, l'Espagne de la Convivencia ...

Un peu d'Histoire...

par Sami SADAK, ethnomusicologue

Identité, tradition et modernité dans la musique judéo-espagnole

Les Séphardim, les juifs d'Espagne, après la publication de l'Edit d'expulsion en 1492 s'exilèrent en grande majorité dans les pays méditerranéens voisins de l'Afrique du Nord (Tétouan, Tanger) et plus particulièrement dans l'Empire Ottoman (Istanbul, Salonique, Izmir, Edirne, Rhodes) emportant avec eux une langue et une culture qu’ils allaient conserver jalousement.

Tout au long de ces cinq siècles, la culture judéo-espagnole a été exposée à de nombreuses influences des pays traversés et des terres d'accueil. La musique judéo-espagnole se présente comme une mosaïque où le sacré coexiste avec le profane, les thèmes juifs avec les thèmes communs à toute l’humanité, l’orient comme l’occident, l’ancien avec le nouveau.

Les juifs expulsés d'Espagne constituaient une population hétérogène : ils venaient des différents centres du judaïsme espagnol, chacun étant marqué par son propre style poétique et sa tradition spécifique. Tandis que les Cantigas de Santa Maria (XIIe siècle) et des collections analogues fournissent bien des informations sur la tradition musicale de la péninsule, nous supposons seulement que la musique profane hispano-judaïque ressemblait à celle des musulmans et chrétiens hispaniques. Il n’existe aucune donnée certaine permettant de tirer des conclusions sur la tradition musicale sous-jacente au romancero judéo-espagnol.

Comme pour chaque communauté itinérante ou pour les grandes diasporas, la musique judéo-espagnole s'est constituée suivant une stratégie que l'on pourrait appeler de « l’emprunt ponctuel», puisqu'elle adopte temporairement des modèles types et les systèmes musicaux des cultures d'accueil. On peut considérer que, éloignés de leur source originelle, les juifs créatifs ont inévitablement été influencés par leur nouvel environnement dans les contrées de la dispersion. A cette phase « d’imprégnation » a succédé une phase « d’émancipation » : le répertoire musical des communautés juives des Balkans et de la Méditerranée orientale s'est mis à diverger peu à peu de celui des juifs du Maroc, lesquels maintenaient des rapports étroits avec l'Espagne.

Le cancionero judéo-espagnol était transmis par les femmes, de génération en génération, dans l’espace de la vie quotidienne et du foyer. Le chant sacré était interprété par les hommes dans les synagogues, selon des « makams » (modes) arabo-andalous ou ottomans, en hébreu ou en ladino (traduction mot à mot de textes bibliques, de l’hébreu en judéo-espagnol).

Ces chants d’exil s’exprimaient en langue judéo-espagnole nommée djudyo au Levant et haketiya au Maghreb. Cette langue s'est différenciée de la langue d'origine par une série d'emprunt aux langues des pays d'accueil, tout en gardant des aspects archaïques de l'espagnol péninsulaire.


La musique judéo-espagnole en Turquie.

L’adaptation à l’univers musical ottoman, des juifs arrivés d’Espagne accoutumés aux modes de la musique arabe ne s’est pas fait attendre. Haham Selomo Ben Mazaltov arrivé d’Espagne en 1506, au temps de Soliman le Magnifique, a commencé à adapter la musique turque à la liturgie juive ainsi qu’aux chants judéo–espagnols. Israël Nadjarra (1550-1620), un poète musicien dont l’oeuvre exerça un très puissant impact sur la postérité, emprunta librement à la musique populaire de son temps et on a vu ainsi apparaître les noms de certaines mélodies turques, arabes, espagnoles ou grecques en exergue de ses chants. Nadjarra compila ainsi un véritable diwan de poèmes classés selon douze makams différents. Menahem de Lonzano composa des mélodies inspirées des airs turcs. Les créations de cette époque, qu’il s’agisse de chants liturgiques ou profanes, avaient pour but d’accroître la participation des fidèles à la vie communautaire. Ces oeuvres ont beaucoup influencé la création musicale juive du monde séfarade. Le système modal turc allait enfin pénétrer le chant synagogal au coeur même de la liturgie juive. On lisait la torah dans le mode segah, on chantait dans le mode joyeux ajam nawruz lors du Shabbat Shirah, Simha Torah ou à l’occasion des mariages, le mode hijaz était utilisé pour la commémoration de la destruction du temple et pour les funérailles, le mode saba pour les circoncisions.

Cependant, si nombre de traits principalement mélodiques témoignent de l’orientalisation du chant judéo-espagnol, celui-ci conserve des caractéristiques qui indiquent son origine européenne comme la métrique syllabique (alors qu’en orient on privilégie la métrique classique arabe aruz, basée sur l’organisation des syllabes longues et brèves) ou encore strophique bâtie sur le modèle des romances espagnoles et des villancicos médiévaux.

Les chants judéo-espagnols collectés par Alberto Hemsi, Leon Algazi, Moshe Attias, Isaac Lévy ont été rassemblés et transcrits à travers les collectages effectués dans les pays balkaniques, en Turquie et en Israël au début du XXè siècle.


Romances, Kantigas, Coplas d'hier et d'aujourd'hui.

Les chants interprétés dans ce disque représentent les principaux genres du répertoire judéo-espagnol : romances (balades médiévales), coplas (chants à caractère religieux hébraïques) et kantigas (chants de la vie quotidienne).

Le romance médiéval espagnol, tout en se perpétuant dans la tradition judéo-espagnole a subi de profondes modifications en gardant sa forme littéraire de poème octosyllabique ou hexasyllabique assonancé en hémistiche. UN TARDE DE VERANO est un bon exemple de la transformation d'un romance populaire de la frontière andalouse "Don Boyso". La ballade d'origine raconte le voyage d'un prince chrétien en terre musulmane pour y chercher une amie. Il rencontre à la fontaine une belle, esclave de harem qui lave les habits du roi. Le jeune homme pensant ramener chez lui une future épouse découvre que la jeune fille n’est autre que sa soeur enlevée jadis. Cette même histoire aux allures d’épopée, se prolonge dans la ballade judéo-espagnole Una tarde de verano. Elle est également reprise dans une autre version judéo-espagnole, «lavava y suspirava ».

EL HERMANO MALDITO est un romance tardif, du XIXè siècle, sur l'inceste . Ce thème était déjà utilisé dans les romances médiévales véhiculées par des juifs. Ce chant, inspiré de la «romanza de la Santa Elena », témoigne des contacts durables, bien qu’intermittents, qu’entretint la communauté judéo-espagnole avec l’Espagne après l’expulsion. Le style vocal porte l’empreinte et les ornementations orientales bien que la mélodie soit d’origine espagnole.

De tradition plus récente, les coplas se caractérisent par un contenu proprement judaïque. Il y est fait référence aux fêtes juives, à des épisodes de la bible ou encore à des événements importants de l'histoire du judaïsme. Bien que certains textes figurent dans des recueils dès le XVIIIè siècle, la plupart d’entre eux sont transmis oralement.

KUANDO EL REY NIMROD est une copla hagiographique sur la naissance d’Abraham. On y remarque qu’Abraham naît au sein d’une communauté juive «encore à fonder » avec le signe de l’étoile miraculeuse. Nimrod comme Hérode cherche à faire périr le nouveau-né dans la grotte. L’enfant miraculeux est assez grand à vingt jours pour prophétiser la grandeur de Dieu. Vraisemblablement issue d’ancienne tradition de la Kabbale, ce texte est un récit fondateur légendaire. Celui-ci s’achève par une série de bénédictions et saluts au “ Seigneur nouveau-né ” qui permet d’attendre le Messie. Il existe de multiples versions de ce chant.

Le mariage et les cérémonies qui l'entourent constituent probablement l’événement majeur de la vie de l'individu et de la communauté judéo-espagnole. Dans les berceuses, ainsi que dans les comptines ludiques pour enfants, on assiste à des prédictions de mariage. Viennent ensuite la recherche et le choix du partenaire ainsi que les difficultés rencontrées par le jeune couple avant le mariage. Beaucoup de chants nuptiaux visaient à préparer psychologiquement la jeune fille apeurée et l'assistance inquiète à ce qui constituait un moment crucial de l'existence. Parmi les kantigas de Boda certaines sont destinées à la belle-mère sur le point de rencontrer sa bru, d’autres accompagnent la présentation de la dot, le moment où la fiancée se rend au bain rituel, ou encore les chants d'adieux de la jeune fille à sa mère.

Les chanteuses professionnelles accompagnées au tambourin, les tanaderas que l'on invitait à toutes les cérémonies, connaissaient non seulement le répertoire musical, mais toutes les coutumes liées au mariage. Elles prenaient la direction des évènements, surveillaient les moindres détails, étaient chargées de mener les différents cortèges (les cadeaux du fiancé à la fiancée, l'exposition du trousseau, le bain et les apprêts de la fiancée).

POCO LE DACH LA MI KONSUEGRA, est un dialogue entre les belles-familles sur l’appréciation du trousseau (dota-achugar). Recueillie dans les Balkans, cette kantiga est chantée dans la maison de la jeune mariée lors de démonstration du trousseau. L’évaluation des biens et des cadeaux créait des jalousies entre les deux belles-mères.

LAS ESUEGRAS DE AGORA, qui compare les belles-mères à un fléau rongeant l’harmonie des couples, est une adaptation d’un chant turc ( Kemençemin yayi) de la région de la mer noire.

MI SUEGRA raconte les déboires d’une jeune épouse face aux avanies de sa toute puissante belle-mère et qui va jusqu’à souhaiter sa mort. La jeune femme voudrait que son mari ait le courage de quitter la maison maternelle.

Ces chants de noces sont collectés dans les Balkans et en Turquie.

kantigas, les chants lyriques constituent le coeur du répertoire judéo-espagnol. L’amour contrarié ou déçu, l’hésitation entre deux amants, sont les sujets privilégiés. La variété des styles musicaux et poétiques est encore plus grande que dans les autres genres. De très anciens textes espagnols alternent avec des traductions modernes des chants populaires turcs.

C'est dans les chants que les femmes ont pu exprimer leur histoire, leurs désirs, leurs déboires mais aussi les valeurs du judaïsme qui sous-tendent l’édifice culturel. Le plus souvent isolées et exclues du culte public à la synagogue, ces chants ont constitué une forme de libération au travers desquels elles pouvaient extérioriser les aspects marquants de leurs expériences et de leur existence. Par conséquent, la forme de ces chants n'était pas fixe ; des femmes talentueuses pouvaient exprimer leur créativité en ajoutant des paroles de leur cru.

POR LA TU PUERTA YO PASI est un chant d'amour inspiré d'un chant turc comportant un refrain dans cette langue.

LA VIDA DO POR EL RAKI est une chanson à boire qui fait l’éloge de l’alcool anisé qui accompagne toutes les festivités dans les Balkans. Beaucoup de juifs de Thrace et d’Asie mineure fabriquaient cette boisson.

ME STAS MIRANDO est un chant d’amour du début du XXe siècle qui décrit comment les relations se tissaient entre les jeunes de la communauté judéo-espagnole et les rendez-vous qui se donnaient dans les lieux à la mode. La mélodie est calquée sur un mode turc (tchiftételli).

UNA ORA EN LA VENTANA, réunit les textes de différents chants autour des thèmes de l’amour, de la jalousie, de la séculaire rivalité entre les peaux brunes ou blanches dans la société judéo-espagnole d’orient. Ce chant est calqué sur la mélodie turque « kadifeden kesesi ». Le dernier quatrain est une reprise du chant «minush » qui utilise les chiffres symboliques des soufis.

UNA MATIKA DE RUDA est une adaptation judéo-espagnole d’une romance espagnole publié au début du XVIe siècle, El conde blanco.

La ruda (la rue) est une fleur également connue pour ses propriétés abortives…

DE EDAD DE QUINZE ANOS, est une kantiga de XIXe siècle. La référence au « mauvais garçon » et à l’amour libre nous rappelle les textes des rebetikos.

On connaît les difficultés de travailler sur une musique essentiellement orale, aux interprétations multiples et infinies. Ce répertoire est parfaitement servi par Claire Zalamansky qui connaît la secrète alchimie du chant traditionnel, du corps dont il émane.

Sami SADAK Ethnomusicologue - Université de Provence

Gilles Andrieux

Biographie

Gilles Andrieux est un compositeur, arrangeur et musicien poly-instrumentiste.

Depuis trente ans, il évolue à travers la diversité des musiques turques. C'est en 1975, à l'âge de 19 ans, qu'il commence l'apprentissage du saz sous la direction de Talip Ozkan et étudie la musique des confréries soufies d'Istanbul auprès de Kudsi Erguner. Il noue un dialogue entre les traditions musicales d'orient et d'occident.

Depuis plus de vingt ans, il se produit dans le monde entier. En groupe, ou en soliste, il s'illustre au saz, au tanbur plectre et archet, setar, cümbüs, oud, kemençe roumi et au ney. Musicien sur scène comme en studio, sa discographie est à l'image de son parcours : riche et dense.

Après sa rencontre avec le compositeur Philippe Eidel, il crée en 1994 le groupe "Turkish Blend" avec le violoncelliste de jazz Vincent Courtois et compose les morceaux de l'album. Depuis, Gilles ne cesse de composer pour le théâtre, la danse, le cinéma, la télévision, et différents interprètes. Récemment, il a joué en tant que soliste au tanbur avec l’orchestre de l’opéra de Nice sous la direction de Marc Foster pour la pièce de musique contemporaine « Fantazivariationen » de Annette Mengel.

Il participe au spectacle « Ay petenera » de Claire Zalamansky : chants populaires espagnols et cancionero séfarade. Avec Jean-Yves Roucan, François Fuchs, Ruben Tenenbaum, Yachko Ramiç, il crée le groupe « Lemon Far east », compositions personnelles et musiques d’Istanbul (CD Scandali paru en 2015). Il crée le trio Tiryaki avec la chanteuse Hande Topaloglu et le oudiste Loïc Audry : Chansons d’Anatolie et création de chansons en français. Il participe à l’album : « Le monde Moo » du groupe pop psychédélique Moodoïd et se produit avec Pablo Padovani pour les cessions acoustiques.